LES ECCLESIASTIQUES REDACTEURS DE A MUVRA
HEBDOMADAIRE DES AUTONOMISTES CORSES DE L’ENTRE-DEUX-GUERRES
Chronique rédigée sur la base d’une communication faite du 18 avril 2009
au Couvent de Corbara pour le Colloque Foi et Culture
par Me Jean-Pierre POLI
Auteur d’Autonomistes corses et irrédentisme fasciste (1920-1939), Ed. DCL, Ajaccio, 2007.
Source : http://accademiacorsa.org/?page_id=169
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Petru Rocca, directeur de A Muvra et leader incontesté du mouvement autonomiste de l’entre-deux-guerres, cite dans son ouvrage Connais-tu la Corse? (Editions Agence parisienne de distribution, 1960) les noms des dix-sept rédacteurs principaux de son hebdomadaire « corsiste ». Parmi eux quatre ecclésiastiques : Dominique Carlotti, Tommaso Alfonsi, Antoine Saggesi et François Petrignani.
L’engagement d’hommes d’église dans ce mouvement politique ne se comprend qu’en rappelant brièvement la situation de la Corse.
Du point de vue économique, on assiste depuis la fin du XIXème siècle à l’abandon des activités agricoles traditionnelles. Les jeunes s’exilent à la recherche de moyens de subsistance. Beaucoup rejoignent l’armée ou l’administration sur le continent et aux colonies. Ils ne reviennent que pour des périodes de vacances ou à la retraite. La guerre de 1914-1918 qui a mobilisé pendant quatre ans les rares forces vives de la Corse a porté au paroxysme cette situation avec son lot de blessés, de veuves et d’orphelins. Le tissu économique et social de la Corse est totalement détruit et ses habitants qui avaient vécu pendant des siècles dans des communautés solidaires rythmées par les travaux des champs et les fêtes religieuses se retrouvent dans des villages déstructurés. On peut parler, à juste titre, d’ » Isula Persa « , d’île abandonnée.
La Corse qui avait vécu dans une société où les liens familiaux et le regard des autres dictaient une conduite, se trouve confrontée au monde moderne et subit un changement de mœurs caractérisé par un individualisme croissant et le règne de l’argent roi.
Au niveau politique c’est le triomphe du clanisme. L’élu n’est plus le notable villageois chargé de représenter en plus haut lieu les intérêts d’une communauté mais celui qui en échange d’une faveur, d’une place ou d’argent, achète les votes des électeurs. Les maires ne sont plus que les représentants locaux d’un des chefs de clan qui peut faire élire dans l’île comme sénateur ou député de riches industriels ou des hommes politiques français sans aucun lien avec la Corse, comme ce fut le cas pour l’anticlérical Emile Combe en 1901. Les ecclésiastiques clanistes sont nombreux, ils réagissent en fonction de l’intérêt du clan que leur famille soutient, souvent sans tenir compte des intérêts de l’Eglise.
La Corse est, dans le domaine culturel, confrontée à une situation paradoxale. La langue corse résiste et l’inspecteur de l’Education nationale Biron constate (lors d’une tournée dans l’intérieur de l’île en 1932) : » C’est en corse qu’on bavarde et que l’on s’interpelle, c’est en corse que le Conseil municipal délibère. C’est en Corse que le curé prêche et confesse. Naturellement, les enfants jouent et se disputent en Corse « . Tous les corses qui habitent dans l’île et la plupart de ceux qui vivent à l’extérieur, parlent le corse, et pourtant de nombreux intellectuels corses sont conscients (pour s’en inquiéter ou s’en satisfaire) que le parler de leurs ancêtres est menacé de disparition.
Un intérêt croissant pour l’histoire de l’île et ses héros démontre aussi que beaucoup de Corses sont préoccupés par la survie d’une mémoire qui se dilue dans l’environnement culturel et éducatif français.
Les Corses ont conscience de ces évolutions mais semblent majoritairement résignés à faciliter l’avenir de leurs enfants en les éduquant en bons patriotes français s’exprimant dans une langue épurée de toutes traces de » corsissisme « .
En opposition avec ce courant dominant, et persuadés que leur combat pour maintenir la religion ancestrale n’est pas séparable du substrat culturel où la foi s’est épanouie, les ecclésiastiques de A Muvra feront de la défense de la langue corse un élément déterminant de leur engagement.
Le professeur Fernand Ettori, dans Le Mémorial des Corses, rappelle que jusqu’au milieu du XIXème les Corses pratiquaient » un langage mixte » formé du couple italien-corse, langue écrite et public, langue parlée et privée. Il écrit : » au tournant du siècle l’italien a déjà disparu depuis un certain temps sous la plume des notaires et dans la bouche des avocats, seuls quelques vieux curés de campagne continueront à prêcher dans la langue d’autrefois (…) La langue corse se trouve désormais seule confrontée au français. La répartition qui, pendant des siècles, s’était faite entre l’italien et le corse n’avait de sens que s’agissant de deux idiomes dont l’un pouvait être considéré comme dialecte par rapport à l’autre. Entre le français et le corse appartenant à deux ères linguistiques différentes de la Romania, le couple langue – dialecte ne signifie plus rien. Pire encore : pour la première fois de son histoire, le corse était concurrencé de façon sérieuse sur le terrain de l’oralité par une autre langue le français depuis les lois scolaires de Jules Ferry qui commencent à produire leurs effets vers la fin du siècle (…) Rester seul en face du français et privé du soutien d’une grande langue de culture le corse n’avait d’autre perspective que de disparaître ou de se donner le statut d’une langue écrite dans tous les domaines de l’expression. Ce fut l’intuition géniale de Santu Casanova d’avoir compris ce dilemme et d’avoir agi en conséquence « .
Santu Casanova avait crée en 1896 A Tramuntana, journal polémique rédigé en corse. Ceux qui vont être ses successeurs, à compter de 1920, au sein de la rédaction de A Muvra vont affirmer que le problème linguistique ne peut être séparé des problèmes politiques et que la langue corse est la clef de l’identité de leur peuple. Une grande mobilisation sur les moyens de sauver la langue de la tradition s’engage dans les colonnes de l’hebdomadaire ; Tommaso Alfonsi (qui écrit sous le pseudonyme de U Babbuziu, le grand-oncle) et Dumenicu Carlotti (Martinu Appinzapalu) en sont des acteurs majeurs.
A Muvra se heurte à l’hostilité d’une administration française qui ne conçoit pas que des citoyens pratiquent entre eux une autre langue que celle de la République, mais cet ostracisme est également soutenu par des journalistes, hommes politiques et curés corses soucieux d’une assimilation intégrale à la France.
Dans La Corse Touristique François Pietri écrit en janvier 1929 : » En réalité, et nous ne nous en cachons pas, notre but est de rester une revue tout à fait française, s’efforçant de décrire dans une forme aussi pure que possible les beautés d’une île qui est profondément française et qui tend chaque jour à le devenir plus encore. Nous estimons que trop d’instituteurs sont obligés en Corse de faire leur classe en patois pour qu’il soit recommandé de besogner à maintenir le culte d’une langue qui se rapproche à notre gré un peu trop de la langue italienne et pas assez de la langue française. Notre pays à un caractère suffisamment tranché, une personnalité assez forte pour garder ses traits essentiels de particularité en dehors d’un dialecte qui, somme toute, n’est qu’un patois toscan plus ou moins dégénéré. Qu’un poète ou un lettré en puisse tirer d’aimables effets cela ne fait pas de doute. Mais encore une fois, ce sont là des jeux floraux qui n’ont d’intérêt que pour ceux qui s’y livrent et qui, en ce qui nous concerne, ne contribuent nullement à compléter ou à embellir le véritable visage de la Corse « .
L’abbé Serpaggi écrit dans Le Petit Bastiais, journal du clan radical : » Il est regrettable que l’on prône avec tant d’ardeur le maintien du patois corse, (…) qu’on en finisse avec tous ces journaux grimés de mauvais italien (…) On devrait, au contraire, s’appliquer, s’acharner à faire pénétrer dans l’élément corse la langue française, afin que dans l’espace d’un demi-siècle le Corse n’ait rien à demander au Continent français pour son accent et la pureté de sa langue « .
Cet article lui attire une réplique cinglante en langue corse du Père Alfonsi qui dans A Muvra demande avec humour si les corses devront désormais franciser leurs noms de famille et les noms de leurs communes.
Tommaso ALFONSI
Né à Moncale le 21 août 1863 dans une famille traditionnelle qui n’est pas acquise à une totale francisation, il confie dans Corsica Antica e Moderna de janvier 1938: « Se io ho sempre amato l’Italia fin da fanciullo, questo è merito di mio padre, che dell’Italia ha parlato sempre con affettuosa e devota ammirazione, e che, mentre a scuola m’insegnava a leggere il francese, m’insegnava lui, in casa, a leggere l’italiano » (Si j’ai toujours aimé l’Italie depuis l’enfance, je le dois à mon père qui a toujours parlé de l’Italie avec une admiration profonde et affectueuse, et qui, pendant qu’à l’école on m’enseignait à lire le français, m’enseignait à lire l’italien à la maison) (trad.JPP).
C’est au couvent de Corbara qu’il rencontre les frères dominicains et entame son chemin vers le noviciat. Il quitte la Corse pour l’Italie dès 1878 pour poursuivre sa formation et y résidera jusqu’au terme de sa vie, ne revenant en Corse que pour de courts séjours.
Vivant dans cette Italie à la religiosité fervente, il y apprend avec inquiétude les événements qui agitent la Corse après la proclamation des lois de séparation de l’Eglise et de l’Etat. Parmi les plus marquants, en 1880 l’expulsion des jésuites de leur maison de Bastia, dirigée par le Préfet en personne ; en 1903 les moines franciscains et dominicains sont chassés de leurs couvents ; et en 1906 Monseigneur Desanti Evêque de Corse doit quitter son palais épiscopal d’Ajaccio.
Le Mémorial des Corses rappelle que la tension monte dans certains villages où se produisent des incidents entre les maires républicains et les desservants de la religion. C’est ainsi qu’à Olmiccia le Maire Ortoli s’oppose au curé Guidicelli et lors de la procession du Vendredi Saint les chants du » Perdono mio Dio » sont couverts par ceux de » La Marseillaise « . En mai 1903, lors de l’expulsion des frères du couvent de Saint Antoine par la gendarmerie Santu Casanova écrit: » Corse ta foi, tes intérêts sont foulés au pied. Comme nos ancêtres défendons nos croix qui se dressent sur nos collines (…) d’ici peu nos églises seront fermées comme les couvents » ; et il rajoute le 11 avril 1905 toujours dans A Tramuntana : » Oh separatismu quantu ci conduci versu un altru separatismu » (Oh séparatisme quand tu nous conduis vers un autre séparatisme).
Tommaso Alfonsi moine dominicain au Convento Patriarcale San Domenico di Bologna enseigne la théologie et la philosophie à partir de 1889. En 1897 il est nommé prieur du Couvent de Ferrara, puis il retourne à Bologne pour reprendre ses activités d’enseignement et tenir des chroniques religieuses radiodiffusées qui feront l’objet d’un recueil. Comme l’indiquent Hyacinthe Yvia-Croce dans son Anthologie des Ecrivains Corses et Jacques Fusina dans le Dictionnaire Historique de la Corse, l’essentiel de ses publications sont d’inspiration religieuse. Il meurt à Bologne le 3 janvier 1947 (cf. Alfonso d’Amato, Dominicani ed Università di Bologna, 1987) après une longue vie d’apostolat loin de sa Balagne natale.
Tous les Corses qui s’intéressent à la culture de la Corse et de la Balagne en particulier possèdent dans leur bibliothèque deux ouvrages du Père Alfonsi : Fiori di Mucchiu (Ed. Giusti, Livorno, 1931) et Il Dialetto Córso nella Parlata Balanina (Ed. Giusti, Livorno, 1932). Fiori di Mucchiu est un receuil de 16 poèmes en langue corse dont 10 sur des thèmes balanins. Il Dialetto Córso nella Parlata Balanina est un dictionnaire corse-italien-français avec une présentation qui met l’accent sur les caractéristiques linguistiques propre à la Balagne, et se conclut par un relevé des gallicismes qui dénaturent la langue ancestrale.
Outre ses poèmes en corse, les articles (rédigés en italien) de Tommaso Alfonsi dans A Muvra, l’Archivio Storico di Corsica, Corsica Antica e Moderna et Il Telegrafo concernent Sainte Restitude de Calenzana, la poétesse Marie Bonaparte Valentini, les coutumes et les dictons corses, la toponymie corse, l’orthographe du corse, la langue des corses, la Corse et Rome, et » l’Italianità della Corsica » (articles dans Corsica Antica e Moderna de janvier 1938 et Il Telegrafo du 8 juin 1938). Dans ces deux derniers articles, au-delà de la proximité géographique et de l’environnement historique, l’essentiel du propos est consacré à la nécessité de maintenir vivante en Corse la culture et la langue italienne pour permettre la survie du « dialetto corso ».
Il défend ses positions sur la complémentarité du corse et de l’italien avec un argumentaire bien charpenté. Ainsi le 21 novembre 1926 écrit-il un article qui couvre toute la première page de A Muvra intitulé » Ancora in tema di dialetto « . Le point de vue du Père Alfonsi, peut être résumé comme suit :
– Le corse a, comme les dialectes des autres régions de la péninsule, vécu en harmonie avec l’italien pendant des siècles.
– Le corse n’a pas encore acquis les caractéristiques d’une langue autonome et n’a pas encore de littérature bien charpentée.
– Il est nécessaire de maintenir en Corse la connaissance de l’italien écrit et parler pour éviter l’invasion des gallicismes dans le dialecte corse et permettre de maintenir le parler corse dans un univers culturel français.
– La perte de la littérature italienne préludera la disparition de l’usage du corse dans l’île. Le corse étant un dialecte italien a besoin de s’appuyer sur cette langue mère.
La majorité des rédacteurs de A Muvra ne suivent pas son point de vue, et s’ils défendent tous que la culture corse doit garder des liens étroits avec l’Italie, ils estiment, en suivant le point de vue de l’abbé Carlotti, que le corse est une langue avec des caractéristiques bien établies qui n’a plus qu’un lointain passé commun avec la langue italienne et ils écrivent leurs articles quasi exclusivement en corse.
Au-delà de cette opposition sur la capacité du corse à constituer une langue autonome au motif qu’il ne connait la forme écrite que depuis moins de cinquante ans, il ne faut pas caricaturer la position du Père Alfonsi et perdre de vue que, pour lui, le maintien de l’usage de l’italien en Corse est un moyen de sauver le langage ancestral des Corses. Cela n’a rien à voir avec la position irrédentiste des propagandistes fascistes pour lesquels les Corses doivent parler, comme tous italiens la langue de l’Etat-nation. Les dialectes n’étant pour les fascistes que des survivances d’une passé de désunion qui n’est toléré qu’a titre folklorique. Position similaire à celle des jacobins français.
Pour Tommaso Alfonsi c’est dans le dialecte que s’exprime la conscience du peuple corse. Il précise : » A discenere, a studiare, a conoscere la fisionomia vera, naturale, caratteristica della Corsica è dunque, da prescindere dell’atmosfera politica nella quale essa si trova de tanti anni : occore considerare la mentalità, la coscienza, l’indole del popolo corso. Dove si palesano la mentalità popolare, la coscienza popolare, l’indole popolare ? Particolarmente nel linguaggio popolare natio – sia esso dialetto » (Pour discerner, étudier, connaître la physionomie vraie, naturelle, caractéristique de la Corse et donc, en laissant de côté l’atmosphère politique dans lequel elle se trouve depuis tant d’années, il convient de considérer la mentalité, la conscience, le tempérament du peuple corse. Et comment se manifestent la mentalité populaire, la conscience populaire, le tempérament populaire ? Particulièrement dans la langue natale – c’est-à-dire le dialecte) (Trad. JPP). Même s’il ajoute que ce dialecte est » superbamente italiano » (hautement italien).
Quand il rédige une de ses dernières poésies » Corsu scettu » (Vrai corse), il dépasse la distinction entre dialecte et langue pour célébrer la beauté de la » lingua di i m’antichi » (langue de mes ancêtres), en voici une strophe :
Ma què é latinu !…Certu, e corsu puru.
C’una tinta italiana, e micca micca
Di culore francese, a v’assicuru.
Avà turnate a di ch’ella unn’é ricca
Nè bella, nè piacevule, a lingua corsa !
Mustrariste d’avè u ciarbellu in borsa.
Mais ceci, c’est du latin !… Certainement, et du pur corse. // Avec une touche italienne et absolument sans coloration française, je vous le garantis. // Maintenant venez encore me dire qu’elle n’est ni riche ni belle ni agréable, la langue corse ! // Vous montreriez alors combien votre cerveau est dérangé (votre cerveau est dans votre poche). (Trad.JCC)
Tommaso Alfonsi a le même regard sur l’histoire de la Corse que les autres autonomistes. La bataille de Pontenovu est, dans ses écrits, le combat désespéré des Corses pour la défense de leur liberté et de leur identité, alors que les irrédentistes veulent y voir la première bataille du Risorgimento italien, un combat pour l’unité de la nation italienne.
Comme de nombreux corsistes et au premier chef Santu Casanova, notre dominicain va être piégé par l’habileté rondouillarde de l’irrédentiste Francesco Guerri. Il va permettre que son nom figure dans diverses revues de propagande pour cautionner l’idée d’une adhésion de personnalités corses à l’intégration de la Corse au sein du Royaume d’Italie. Guerri ira même jusqu’à le citer parmi les corses irrédentistes au coté d’Angeli et Giovacchini dans Gli Anni e le Opere del’Irredentismo Corso publié en 1941.
Se fier aux affirmations de Guerri constitue une grave erreur car celui-ci a sciemment présenté dans ses publications toute action en faveur de l’identité corse comme une preuve de l’existence d’un mouvement irrédentiste en Corse pour tenter de camoufler son propre échec. Ses écrits ont été utilisés par les autorités françaises et les ennemis des autonomistes pour accréditer un dangereux amalgame. Quand Dominique Orsoni rédige en 1996 un article sur « Une minorité de curés irrédentistes » dans La Corse dans la seconde guerre mondiale et qu’il y écrit que le Père Alfonsi serait un » ardent propagandiste irrédentiste « , il est victime de cette mystification.
Pour se persuader que le père Alfonsi n’a rien d’un propagandiste irrédentiste, il est préférable de lire ce qu’écrit dans son rapport du 10 juillet 1938 le Consul Flach en poste à Florence : « La propagande, obligée de vivre de tout un peu, comme elle peut, s’énerve parfois et Monsieur le professeur Guerri, actuellement inspecteur d’Académie à Florence, qui a dû quitter son quartier général de Livourne, envoie d’ici au Telegrafo de la copie sans portée, ou bien donne des directives interprétées parfois à rebours par des auxiliaires improvisés. Comme ce brave moine Alfonsi que l’on a chargé de faire à Bologne une conférence sur « l’italianité de la Corse ». Après avoir démontré qu’en Corse la plupart des noms propres ont une consonance italienne et que dans beaucoup de régions le dialecte est très proche parent de l’Italien, le Père Alfonsi déclare en toute bonne foi que: 1°) On ne trouve pas un Corse qui puisse parler la langue italienne à peu près correctement, 2°) Dans l’île, la langue française est surtout employée, même dans les moindres villages, 3°) L’Italie est connue uniquement par les souvenirs odieux de la domination génoise par les miséreux immigrants venus de Toscane, à tel point que d’être appelé « lucchese » constitue encore pour un Corse une injure grave, 4°) Les Corses sont d’excellents Français et ne tiennent pas à changer de nationalité, 5°) Conclusion : origines communes avec les Italiens, mais absolument détachés d’eux « .
Anton-Francescu Filippini qui fait l’historique, en 1956, des mouvements cuturels corses de l’entre-deux-guerres classe tout naturellement Tommaso Alfonsi parmi les corsistes en écrivant à propos du journal A Muvra : » Dirigé par un homme de fort caractère, Pierre Rocca, dont un séjour de vingt trois ans à Paris n’avait pas altéré la vigueur naturelle, qui fonda un journal de haute tenue intellectuelle, politiquement orienté vers l’autonomie – laquelle semblait alors un délit qui sera expié plus tard -, en contrepoint duquel il fut ressenti le besoin, parmi les Corses les plus liés à la France et les soi-disant amis de la Corse, le centre rival, philo gouvernemental, de l’Annu Corsu (1923). A partir de ce moment, l’orientation politique des divers courants est nettement déterminée. Il y a les écrivains de A Muvra – qui aimaient s’appeler corsistes – certains de valeurs remarquables : Don Domenicu Carlotti, Ghjannettu Notini, le Père Tomasu Alfonsi. Il y a ceux de L’Annu Corsu (…). Il y a enfin ceux, alors très jeunes, qui sans renier la Muvra, s’en détachèrent et allèrent former le groupe, parfois en désaccord, des auteurs corses d’Italie : par ordre d’arrivée dans la péninsule, Marco Angeli, moi-même, le regretté Pietro Giovacchini (1910-1955) et Bertino Poli » (trad. JPP).
N’oubliant jamais sa terre natale ni son couvent de CORBARA, U Babbuziu lui dédiera un poème publié dans A Muvra du 1er octobre 1929 :
U Cunventu di Corbara
Biancu cume i so frati, u piu cunventu
Fideghia cun trent’occhj, quajò, u mare
Furiosu, mugghiente, viulentu,
E pare di : Chi tipu singulare !…
‘Rentu a mo sulitidine sirena,
L’omi sponenu, alegri, ogni timore;
Ma prima di cullà nantu a so schena
Arricumandan’ l’anima a u Signore.
Mugghia puru, o mugghiò, ch’a mè u to mugghiu
Un disturba nè a pace nè a prighera,
Nè quantu fraji i scogli in mezzu a u bugghiu,
Nè quandu u sole indora a to scugliera.
Chi voci pie chiucchiuleghianu intornu
A stu rimitu jancu !…A terra, i monti
Preganu, inde e so lingue, notte e ghiornu :
Preganu e teghie, e piante, l’erbe, e fonti.
Qui regna a santità : A cima (un Calvariu),
Sant’Agnulu : – quallà, Sant’Antulinu-
In bassu, u Laziu, augustu santuariu
Di a Vergine, eppò u Tevaru vicinu.
Qui Martinu Didon, da un fatu tristu
Sframbulatu, truvò un core ospitale,
E custruì in silenziu a GesùCristu
U so gran munumentu triunfale.
O jorni belli di a m’adolescenza,
Da Diu surrisa inde st’aggrondu amicu,
Ojorni antichi, a mo ricunnuscenza
Vi torna novi : ed e’ vi binadicu !
E binadicu a te, same sbandatu
D’ape fedeli, tornu a l’arnia cara
Per impastabbi, mele prilibatu,
Dulcezza santa di sta vita amara.
Blanc comme ses moines, le pieux couvent
Contemple de ses trente yeux, la mer tout en bas,
Furieuse, rugissante, violente
Et semble se dire : Quel bien singulier personnage !…
En ma sereine solitude,
Les hommes, heureux se déchargent de leur crainte
Alors qu’avant de s’aventurer sur l’échine océane,
Ils recommandent leur âme au Seigneur.
Tu peux toujours gronder, o grondeuse, mais ton grondement
Ne perturbe ma paix ni ma prière
Ni quand tu déferles dans la nuit noire contre les rochers
Ni même quand le soleil dore tes récifs.
Car de pieuses voix chuchotent tout autour
Du blanc ermite !… Le sol, les monts
Prient, nuit et jour, chacun dans sa langue :
Prient les dalles de pierre, les plantes, les herbes et les sources.
Ici règne la sainteté : Tout en haut (un Calvaire)
Sant’ Anghjulu : – plus loin, Sant’ Antuninu –
En bas, le Laziu, auguste sanctuaire
Dédié à la Vierge, et puis le Tevaru tout près.
Ici, Martin Didon, par un triste sort
Frappé, trouva un coeur hospitalier,
Et, en ce silence, bâtit à Jésus Christ,
Sa grande oeuvre triomphale.
O si beaux jours de mon adolescence,
Sourire de Dieu dans cet amical abri,
O jours anciens, ma reconnaissance
Vous rajeunit : et je vous bénis !
Et je te bénis, toi, essaim égaré
D’abeilles fidèles. Je retourne à la ruche chérie
Pour vous préparer, miel exquis,
La sainte douceur de cette vie amère.
(Trad. JC Calassi)
Même s’il fût imprudent, le Révérend Père Tommaso Alfonsi ne confondra jamais la volonté de maintenir des liens culturels avec la péninsule avec un abandon de la spécificité corse au profit d’une identité nationale italienne et il bénéficiera, même après sa mort, du respect de ses compatriotes, à l’exception de quelques politiciens manipulateurs et de crédules conformistes.
Dominique Carlotti
Né le 9 décembre 1877 dans le village de U Petrosu, il est mort emprisonné à Marseille en 1948.
Ordonné prêtre en 1903 après des études au séminaire de Chartres, il devient professeur dans ce même séminaire. Il a vécu en France les conflits entre l’Eglise et la République laïque.
De retour en Corse en 1918, il obtient une bourse pour étudier en Italie de 1923 à 1925. Ce séjour le conforte dans l’idée que la rupture avec l’Italie corrélative à l’assimilation de la Corse dans la France laïque est préjudiciable à la population de l’île, à sa pratique religieuse comme à sa langue.
Comme nous l’avons écrit, si les actions antireligieuses sont rares en Corse, elles marquent les esprits. Ainsi après que le Maire de Lento, policier à la retraite et militant communiste, s’en soit pris en 1926 au prêtre de la commune, A Muvra sous le titre significatif « Articulu d’importazione » indique : » l’explication est pourtant facile à trouver dit-il un demi siècle d’enseignement athée imposé à la Corse a fini par éteindre les sentiments chrétiens en de nombreux cœurs. L’anticléricalisme est un article d’importation Monsieur le lieutenant de gendarmerie depuis que notre île est devenue française par force, elle n’a connu aucun progrès ni matériel ni moral au contraire, nous retournons au paganisme et à la barbarie « .
L’Abbé Carlotti est un des rédacteurs de La Patrie Corse, journal régionaliste d’action catholique et sociale, sous le pseudonyme de Fernand Lombardi. Le 13 mars 1921 il y défend la renaissance de l’Université de Corte : « Evidemment bien des jeunes gens corses vont faire leurs études sur le continent français : ils s’initient, je ne le nie point à tous les progrès de la science ; certains d’entre eux deviennent même des maîtres très éminents. Mais ils y apprennent là bas à connaitre tout sauf la Corse. Combien en avons nous vu mettre leur talent au service de la Patrie Corse ? … En cet anniversaire de Saint Grégoire, patron de l’université de Paoli je forme le vœu ardent de voir bientôt s’édifier (…) cette université dont notre Corse a besoin « . Il y fait la promotion de l’enseignement de la langue Corse, notamment dans les séminaires, en prenant l’exemple de l’évêque de Bayonne qui a introduit l’étude de la langue basque, de la langue gasconne et de la langue béarnaise, au séminaire et dans les collèges libres pour l’année scolaire 1923-1924. Il s’attriste en constatant que la Corse malgré les efforts de ses poètes continue de vivre en marge du mouvement régionaliste comme si elle avait honte de son histoire, de ses mœurs, de sa langue. Il rappelle que la langue corse est celle du peuple et que selon le mot de Mistral : » la seule résistance qu’il y ait contre le despotisme et l’attirance des centres est la langue « .
Sa signature sous le pseudonyme de Martinu Appinzapalu apparaît dès 1923 dans L’Almanaccu di A Muvra, puis en avril 1925 dans la revue Kyrnos dirigée par l’autonomiste Paul Graziani pour un article intitulé « U Corsu e i dialetti italiani. « .
L »Abbé Carlotti va lancer le 4 octobre 1925 un appel au clergé en faveur de l’autonomie dans le journal A Muvra en indiquant : » La France a tout mis en œuvre pour déchristianiser la Corse (…) Que nous faut-il faire ?(…) Il existe à Ajaccio un journal national corse la Muvra. Le journal s’efforce de ressusciter les mœurs, le langage, la foi, l’amour de la Patrie Corse (…) Le journal se recommande à vous et en vous priant de répandre dans vos paroisses ses idées qui sont le contre-poison du françaisisme. Parmi ses idées est l’autonomie de la Corse… « .
Il publie des recueils de contes (dont Raconti e Fole di l’Isula Persa, Libreria di A Muvra,1924), un almanach (L’Amanaccu di Grossu Minutu) et crée, en mai 1926, la revue L’Altagna. Ces publications sont toujours écrites exclusivement en langue corse. Il est l’auteur de très nombreux poèmes et aussi de récits en prose dans les journaux corses et italiens.
Il faut remarquer qu’il ne prend aucune précaution particulière écrivant soit sous son nom soit sous le pseudonyme de Martinu Appinzapalu qui est totalement transparent alors que d’autres auteurs corses écriront dans des revues italiennes irrédentistes sous des pseudonymes qu’il est encore aujourd’hui difficile de percer. Son nom apparaît parmi les rédacteurs de la revue des irrédentistes italiens Corsica Antica e Moderna jusqu’à 1942 mais son dernier écrit, une fable, y est publié en janvier 1938.
Deux de ses poèmes qui lui sont reprochés participent pour une part importante de sa condamnation. Ils ont été écrits en 1936 à la gloire de l’Italie et de son dirigeant Benito Mussolini au moment de la conquête de l’Ethiopie. L’abbé Carlotti a toujours lutté contre l’esprit italophobe de la majorité des corses et il a toujours ouvertement exprimé sa satisfaction lorsque l’Italie montrait au monde qu’elle était une nation puissante redevenue respectée au niveau international et assumant l’héritage de la Rome Antique. Nous avons dans notre ouvrage montré et expliqué les raisons qui ont amené les corsistes, et notamment l’abbé Carlotti, à commettre des erreurs qui noircissent encore de nos jours leur réputation.
Quand on analyse ses prises de position, c’est toujours le point de vue corsiste qui transparaît. Ainsi lors du départ de l’évêque en 1926, Martinu Appinzapalu écrit dans A Muvra du 3 décembre : » Un Vescu Cuntinentale ch’ellu venga da Spagna, da Francia o da l’Italia, sarà sempre in Corsica in paese persu. Solu un Corsu amante appasiunatu di u paese ne cunoscu l’anima, i bisogni, i custumi e a lingua » (Un évêque continental qu’il vienne d’Espagne, de France ou d’Italie sera toujours perdu en Corse. Seul un Corse aimant passionnément son pays, en connaît l’âme, les besoins, les coutumes et la langue) (Trad. JPP).
Ce qui nous conforte dans la conviction que Dominique Carlotti n’a pas choisi la voie de l’irrédentisme, en dépit de sa proximité avec l’Italie et son peuple, réside dans le poème que lui dédit, après guerre Anton Francescu Filippini. On y perçoit que ce jeune irrédentiste a quitté la voie du corsisme suivie par l’Abbé Carlotti au grand regret de ce dernier :
Abbé Carlotti, maintenant que vous êtes mort,
Vous comprendrez tous mes tourments.
Nous étions si liés qu’il semble bien mystérieux
Que quelques torts aient pu nous séparer.
(…)
Que vouliez-vous de plus ? Que je bride
Mon cerveau juvénile ?
Que je sois vieux avant que d’être jeune,
Et que jamais le petit vent du matin ne m’enivre ?
J’avais également droit à mes passions propres
Et ne pouvais ni changer ma nature
Ni avouer, quand cela ne me convenait pas :
» C’est bien… » pour ne point déplaire à mes maîtres.
Et puis l’harmonie brisée,
La méfiance s’installe. (…)
(Trad. JC Calassi)
L’abbé Carlotti aura écrit, pour l’essentiel, afin que les Corses retrouvent leur l’union dans la foi, en suivant les pas du Christ. Ainsi une de ses légendes de Noël intitulée » A stella di i Pastori » (Revue L’île octobre 1934) se conclue-t-elle par l’embrassade de trois frères enfin réconciliés qui jurent de ne plus faire qu’une seule famille et de ne plus se diviser jusqu’à la mort qui viendra tard » illuminata da a luce santa di a stella di Bettelemme « .
Antoine Saggesi et François Petrignani
Le chanoîne Antoine Saggesi est l’auteur de nombreux poèmes publiés par A Muvra et par la revue sarde Mediterranea. Cette personnalité importante de l’église corse est né le 1er avril 1884 à A Penta di Casina. Aucun des écrits que nous avons pu consulter ne peuvent être rattachés à une pensée irrédentiste, il est animé par un ardent amour de la Corse.et une totale dévotion à la religion catholique
L’abbé François Petrignani, curé de Saint Florent, prononce des discours et rédige des écrits en langue corse qui exaltent la tradition et la figure de Pasquale Paoli. U Librone di A Muvra per 1938 reprend les termes de l’homélie prononcée à Morosaglia le 14 juillet 1926 pour l’anniversaire de l’élection du Général Paoli à la tête de la nation corse : » Si nous voulons relever la Corse, souvenons nous qu’elle s’est effondrée moralement encore plus que matériellement. Un siècle et demi de doctrines perverses, venues d’au-delàs de la mer, ont détruit nos coutumes et notre morale. Le Corse n’est plus corse, parce qu’il n’est plus chrétien dans toute la force du terme « . A propos de Pascal Paoli il dira : » Dans un siècle de persécutions religieuses, pendant que de prétendus philosophes faisait profession de déprécier les croyances chrétiennes [Paoli] eu le courage de vivre en chrétien et de se montrer tel, toujours et en tous lieux « . (Trad. JPP).
Certains auteurs, évoquant les engagements de ces prêtres, ont oublié que la préoccupation principale de ces ecclésiastiques est la défense de la foi des Corses, que leur combat est principalement un combat pastoral pour éviter que les Corses, noyés dans un ensemble français hostile à la religion catholique, ne perdent la foi de leurs ancêtres. La déchristianisation de la société corse qui accompagne la dissolution des liens sociaux est portée par eux au compte de la France laïque.
Le chanoine Sébastien-Bonaventure Casanova n’hésite pas à écrire en 1933 dans le tome III de son Histoire de l’Eglise Corse : » Le plus grand fléau de l’église en ce moment, c’est le laïcisme, il a déchristianisé la Corse en cinquante ans. Il a tari le recrutement sacerdotal. Il a semé partout l’indifférence, l’incrédulité, le matérialisme. Il a chassé Dieu de l’école, du prétoire, des hôpitaux, de la famille et de la conscience. On n’enseigne plus le catéchisme à l’école et peu d’enfants assistent à celui que l’on fait à l’église, il en résulte une profonde ignorance religieuse et un grand égoïsme. Nous marchons à grands pas vers le paganisme. L’ancienne honnêteté des Corses, qui était légendaire, tend à disparaître. Les mœurs sont dissolues. Partout c’est la corruption, l’escroquerie, le vol. Les assassinats se multiplient chaque jour. Le jury, grace à la politique, absout les coupables ou les condamne à des peines légères. «
Les ecclésiastiques engagés dans ce combat contre le laïcisme ne rejoindront pas tous le mouvement corsiste. Ceux qui le feront estiment que c’est la francisation de l’île qui conduit à cette situation. La France et sa tradition gallicane étant, selon eux, un obstacle incontournable à l’expression de la religiosité des corses, d’autant plus que règne alors au sein de l’élite républicaine française un militantisme antireligieux. Ils estiment que le particularisme de la religiosité des Corses, en liens ultramontains avec Rome, et sa tradition spécifique ne peuvent plus s’exprimer et que, seule l’autonomie de la Corse permettra au peuple de continuer à vivre sa foi comme dans les siècles précédents.
Ce constat fait par les ecclésiastiques corsistes d’une France antireligieuse est d’autant plus aigu que l’Italie avec laquelle la Corse a toujours eu des liens culturels et humains montre le visage d’une religiosité toujours fervente. Le gouvernement transalpin ne montre aucune hostilité aux catholiques, au contraire, les lois du ministre de l’éducation Gentile ouvrent les écoles à la religion et les accords de Latran entre le Saint Siège et Mussolini fixent un concordat avantageux pour l’Eglise italienne.
Les autonomistes trouvent des soutiens parmi ces hommes d’église qui partagent leur méfiance vis-à-vis des autorités françaises, notamment les réguliers, principalement franciscains, qui ont retrouvé, en 1920, certains de leurs couvents en Corse et constituent un lien toujours intense avec l’Italie. La plupart des moines font des séjours sur la péninsule et accueillent dans l’île de nombreux frères italiens, et le frère provincial Roch Maestracci envoie ses jeunes novices faire leur formation dans les couvents italiens.
Concernant les séculiers, Monseigneur Siméone est, en 1916, le premier évêque non-corse depuis le concordat de 1803. Comme ses prédécesseurs, il est à la fois ultramontain et favorable à la francisation de l’église de Corse. Proche du courant maurassien il est hostile à la politique laïque du gouvernement. Cet évêque sera présent, avec quarante ecclésiastiques, à l’inauguration du monument de A Croce di u Ricordu érigé en 1925 pour rendre hommage aux milices corses tombées pour la défense de la liberté de la patrie. Sa présence doit être interprétée plus comme un défi au gouvernement que comme une adhésion au corsisme. Il respecte le soutien populaire que cette initiative du Partitu Corsu d’Azione a trouvé dans la population de l’île, bien au-delà des convictions autonomistes.
Son successeur en 1927 Monseigneur Rodié va pratiquer une autre politique. Tout en étant attaché à l’identité de l’île, il va rechercher un compromis avec les représentants de l’Etat français.
Monseigneur Rodié sera un évêque très actif, très aimé de ses fidèles et de la plupart de ses curés. Il est attaché au respect de la culture corse et écrit des articles sur l’étymologie des noms de village, sur l’histoire de la Corse, et l’on va même trouver sa signature en 1937 dans la revue L’île au côté de celle de Petru Rocca. Dans Corsica Antica e Moderna (N°1 de 1938) le père Alfonsi exprimera toute l’estime qu’il porte à ce prélat, ce qui lui vaudra une remarque acerbe de la rédaction irrédentiste.
Cependant, au moment de la canonisation de Saint Théophile de Corte en 1930, Monseigneur Rodié va parler de Biagio di Signori né à Corte en 1676 comme d’un » soldat de la France » et célébrer l’événement à Saint Louis des Français à Rome en présence de l’ambassadeur de France. Les ecclésiastiques corsistes y voient une volonté de rompre les traditionnels liens religieux avec l’Italie, d’autant plus que la vie de Saint Théophile s’est historiquement déroulée sans aucun lien avec la France.
Monseigneur Rodié estime que l’intérêt de l’église est de promouvoir une Corse française ayant rompu ses liens avec l’Italie afin d’obtenir du Préfet et de l’Administration républicaine un soutien à ses initiatives religieuses, et il y réussira. En 1935 se confirme une véritable détente car pour la première fois depuis les lois de séparation, les autorités préfectorales militaires et consulaires assistent le 18 mars au côté du Maire d’Ajaccio aux cérémonies religieuses de Notre Dame de la Miséricorde. Deux mois plus tard, trois jours de festivité marquent le deuxième centenaire de la consécration de la Corse à l’Immaculée Conception en présence de tous les officiels rassemblés pour recevoir l’archevêque de Paris accompagné de l’archevêque d’Aix, de l’évêque de Marseille et de l’évêque auxiliaire d’Auch. Monseigneur Rodié fera de ce bicentenaire une simple commémoration de la foi fervente des corses en occultant l’aspect politique essentiel de la résolution des représentants de la nation corse révoltée, qui marque, en 1735, le début de la Révolution de Corse. Il est certain que pour les corsistes et les curés qui défendent la mémoire de la Corse ce bicentenaire se devait d’être fêté dans tous ses aspects historiques avec l’Archevêque de Pise et le représentant du Vatican plutôt qu’avec des prélats français.
Le rapprochement de Mg Rodié et du Préfet ne sera pas sans conséquence pour les curés corsistes qui se trouvent marginalisés au sein même de l’église.
Quand le Préfet de Corse soutient, en 1932, une demande de subvention pour le Grand Séminaire il motive son appui par sa volonté d’éviter que l’évêque ne soit » obligé d’accepter dans son diocèse un certain nombre de prêtres élevés à Rome « . Pour inciter le gouvernement à prendre en considération cette demande, le Préfet de Corse indique : » c’est dans le clergé que la propagande irrédentiste a obtenu le plus de résultat « , néanmoins, » les Corses qui demeurent attachés à la France forment la très grande majorité du clergé insulaire « . Il affirme qu’avec monseigneur Rodié à la tête de l’évêché d’Ajaccio » en ce moment, la cause française dispose d’un auxiliaire puissant « .
Dans son rapport ce haut fonctionnaire écrit aussi: » Les Abbés Carlotti, Giusti, anciens boursiers, Morazzani vicaire à Bastia, Drimaracci vicaire à Ajaccio, Petrignani curé de Saint Florent, Saggesi curé de Loreto di Casinca, Pietri curé de Vivario et Casanova curé de Zicavo, sont en relations suivies avec les propagandistes irrédentistes « .
On peut constater que ces mises en causes de curés sensibles à la propagande irrédentiste sont insérées dans un rapport de circonstances, et que l’accusation n’a pour fondement que des contacts entre ces prêtres et des historiens universitaires ou journalistes italiens de passage en Corse, sans aucune analyse sérieuse des convictions et prises de position des intéressés. Cependant, Dominique Orsoni, dans l’article précité, insinue sur la seule base de ce rapport que ces curés seraient irrédentistes, c’est-à-dire partisans de l’annexion de la Corse par l’Italie, oubliant que les relations avec des intellectuels italiens n’impliquent pas l’abandon des convictions corsistes.
Matteu Rocca, rédacteur en chef de A Muvra (qui signe Michele Corano) avait exprimé clairement que corsisme et irrédentisme ne pouvait se confondre dans l’éditorial de A Muvra du 20 novembre 1932, sous le titre » L’irredentismo e noi » : » Notre mouvement tend à rétablir un ensemble de traditions historiques, littéraires et sociales dont la disparition ou simplement le déclin a occasionné à la Corse de graves dommages moraux. En conséquence, dans la poursuite de notre effort, nous ne sommes tenus par aucune considération politique, nous ne nous abandonnons à aucune ingérence. Mais puisque l’ignorance et le mensonge pourraient manœuvrer de concert dans l’intention de rendre suspecte notre bonne foi, il ne nous semble pas inutile de fournir à ce sujet quelques éclaircissements. Il apparaît à tout esprit impartial que les liens entre la Corse et l’Italie furent autrefois trop étroits pour qu’il soit aujourd’hui aisé de les détruire. Les autonomistes ont parfaitement conscience de ce fait et savent en tenir compte. Mais, greffée, pour ainsi dire, sur cette réalité historique, il y a une doctrine qui, si nous n’y prêtons pas attention, pourrait être un obstacle à la diffusion et à l’expansion de l’idée autonomiste : nous voulons faire allusion à l’irrédentisme. Nous ne doutons pas que l’irrédentisme, du point de vue franchement italien, soit une très bonne, une louable chose ; et du reste, l’idéal d’où elle est surgie, idéal commun aux Mazzini, aux Silvio Pellico, aux Gioberti et à tous les preux du Risorgimento, est absolument logique dans sa sublimité. Mais une telle doctrine, tant dans ses développements politiques que dans ses corollaires historiques et littéraires, ne doit pas être confondue avec la doctrine autonomiste. Il y a entre les deux une différence essentielle, en considération aussi bien de leur origine que de leurs buts. Cuique suum. L’antique devise de la législation romaine est aussi la nôtre, spécialement dans la définition des devoirs respectifs de l’irrédentisme et de l’autonomisme ». Cinque suum peut se traduire par : Eux c’est eux, nous c’est nous.
Malheureusement pour les autonomistes corses, les propagandistes italiens mettent en place à partir de 1923 une politique très pernicieuse qui devient explicite en 1938 et conduit à un amalgame entre les deux mouvements. Les pouvoirs publics français et les partis opposés aux corsistes se serviront des propos des propagandistes italiens pour discréditer politiquement A Muvra. Nous avons dans notre ouvrage Autonomistes corses et irrédentisme fasciste (1920-1939) longuement expliqué les erreurs commises par les autonomistes dont la plus importante est certainement de ne pas avoir après 1938 rompu tous les liens avec les intellectuels fascistes italiens, dénoncé vigoureusement le projet d’annexion, et s’être opposé clairement à un régime fasciste qui appliquait en Italie une politique hostile aux autonomies régionales. Nous avons surtout essayé de comprendre ce qui a conduit les militants corsistes à commettre de telles erreurs.
Les prêtres dont nous avons évoqué le souvenir ont échoués dans leur tentative de résistance à l’idéologie individualiste et matérialiste qui va dominer le monde. Certains d’entre eux, dont l’abbé Giusti que nous avons personnellement connu quand il était curé de Speloncato, ont fait l’objet après la libération de brimades diverses. Nous préciserons que le dossier d’instruction à l’encontre de l’abbé Giusti était à ce point vide que son nom fut écarté par l’accusation dans le procès dit des irrédentistes en 1946.
Quant à l’Abbé Carlotti condamné à dix ans d’emprisonnement lors de ce procès que tout juriste ne peut considérer que comme un règlement de compte politique, c’est dans sa prison qu’il écrira un dernier poème invoquant le visage de Sainte Thérèse de l’enfant Jésus dont nous citerons la dernière strophe (traduite par JG Talamoni dans son Anthologie Bilingue de la Littérature Corse) :
Jette, jette, ô belle sainte,
Des roses dans ce Vallon noir,
Au vieillard, à la jeune fille,
A l’infirme, au désespéré,
A notre petite Corse
A la France, au monde entier.